Pierrick Chuto aime à surprendre son lecteur. Dans ses ouvrages précédents, Le maître de Guengat puis La terre aux sabots, il nous entraînait au sein du monde paysan cornouaillais, au plus près de la vie municipale et paroissiale des villages de Guengat et de Plonéis. Aujourd’hui, chercheur infatigable, il nous présente une page passionnante d’un passé peu connu, celle des Exposés de Creac’h-Euzen, évoquant l’histoire chaotique des enfants trouvés de Quimper.

    Le décret impérial du 19 janvier 1811 fait la différence entre les trois catégories d’enfants assistés : les enfants trouvés, les enfants abandonnés dont les parents sont connus et les orphelins pauvres. Les enfants trouvés, auxquels s’intéresse Pierrick Chuto, sont nés de parents inconnus, et "exposés", c’est-à-dire déposés clandestinement dans "un tour", boîte prévue pour le dépôt des nouveau-nés à l'entrée des hospices, ou à la porte même d’un hospice, ou encore sur un lieu de passage. L’abandon anonyme du nouveau-né est donc autorisé, mais à condition qu’il soit sans danger physique pour lui. Aussitôt publié, ce décret est suivi d’une augmentation sensible des abandons anonymes, même si le Finistère n’est pas le département le plus mal loti ; selon les statistiques morales fournies par d’Angeville, il se classe dans les années 1824-1832 au dernier quart du tableau des départements au nombre des enfants trouvés.

    Qui dit enfant trouvé, dit d’abord enfant abandonné... Pierrick Chuto rappelle que les abandons clandestins sont plus nombreux lors des crises frumentaires qui émaillent le xixe siècle. L'hospice représente pour les plus démunis la seule possibilité d'assurer la vie d’un enfant. Mais la misère n’est pas la cause unique des expositions, qu’il faut rattacher plus souvent aux situations de détresse individuelle, comme une grossesse illégitime, ou un veuvage. Enfin, l’on signale le désir pour certains couples légitimes plus ou moins besogneux de se décharger sur l’État des frais de nourrissage d’une progéniture encombrante. Comme pour punir les parents, un texte inhumain paru en 1834 organise le “déplacement” des enfants trouvés vers des nourrices d’autres départements, ou d’arrondissements voisins. Le but de cet arrêté était, en éloignant les enfants, de dissuader quelque parent indigne de déposer par calcul son petit à l’hospice, avec l’idée de conserver des attaches avec lui. Pierrick Chuto décrit ainsi une scène surréaliste à Locronan où, en 1835, s’échangent les enfants provenant des hospices de Brest, Quimper et Morlaix, que se disputent les nourrices de l’entier département, telle une foire au bétail !

    Mais l’assistance aux enfants trouvés a un coût, et, par les dépenses publiques qu’elle génère, elle est perçue par la collectivité comme un fardeau. Le conseil général du Finistère et la municipalité quimpéroise sont souvent dans l’impasse et ne peuvent dégager l’hospice d’une misère récurrente, en dépit des efforts de ses administrateurs et des aides de l’État. La tâche des membres de la commission hospitalière est lourde et sans fin, celle des inspecteurs du service des enfants trouvés de Quimper est harassante et rien ne se ferait sans le dévouement des sœurs hospitalières – jusqu’en 1831 – puis des Filles du Saint-Esprit.

    Quel est le sort des enfants recueillis ? Les layettes et vêtures, et quelquefois des billets, toujours émouvants, sont les seuls objets tangibles qui rattachent ces déshérités à leur famille de sang. Leur identité est désormais celle d’un matricule, puis d’un patronyme et d’un prénom qui leur sont attribués... un nom d’autant plus dur à porter que les religieuses quimpéroises ne cachent pas leur faible pour la mythologie grecque ou latine ! Mais le plus souvent, l’enfant ne restera qu’un anonyme, désigné sa vie durant comme un “paotr an ospital”, un gars de l’hospice. Les enfants recueillis sont ensuite déposés chez des nourrices de la campagne jusqu’à leurs douze ans accomplis. Ils sont pris en charge contre une pension, chiche, mais perçue comme une aubaine en milieu pauvre. Les rapports d’inspection nous apportent moult détails, surprenants, qui parfois choquent nos sensibilités contemporaines. La mortalité des enfants est effrayante, les conditions de leur “élevage” sont déplorables : manque d’hygiène, mauvaise alimentation, ivrognerie des nourriciers... mais cette situation est-elle si éloignée de la vie des enfants légitimes dans les foyers miséreux ?

    Quel regard pose la société sur ces enfants de nulle part qui, le plus souvent, portent sur leurs épaules le poids du péché, celui de l’illégitimité ? Dans une sereine indifférence, et tout à sa sacralisation de la famille, elle oublie sa large responsabilité dans le phénomène de l’abandon, par son intolérance pour les filles-mères et ses préjugés parfois haineux envers les bâtards. Ces innocents, exclus avant même d’ouvrir les yeux, font déjà partie d’une population à risque. Paradoxe terrible, ils sont la figure du malheur mais aussi du mal et du vice, attachés à leur origine. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre la trajectoire de quelques-uns de ces enfants trouvés, toujours bouleversante, souvent tragique, que relate Pierrick Chuto.

    Le 1er mai 1861, après cinquante années de service, le préfet du Finistère ferme le tour de l’hospice de Quimper et oblige les mères à passer par le bureau d’admission pour déposer l’enfant qu’elles veulent abandonner. L’exposition est désormais interdite et le nombre d’abandons décroît sensiblement dès 1861. Le tour, déjà contesté à la fin de la Restauration, n’avait-il été qu’une institution pernicieuse ? L’État, modifiant sa politique d’assistance, préfère apporter un secours financier aux filles-mères afin qu’elles gardent leur enfant, allocation souvent combattue par une société bien-pensante comme étant une prime au vice.

    Le livre Les exposés de Creac’h-Euzen participe donc pleinement de l’histoire socio-culturelle quimpéroise et finistérienne du xixe siècle. Ravivant de grands débats nationaux aujourd’hui oubliés, l’ouvrage est un excellent révélateur des mentalités et sensibilités de cette période, notamment en ce qui concerne la valeur accordée à la place de l’enfant. Par son travail d’archives, Pierrick Chuto a réussi le tour de force de reconstruire un pan majeur de l’histoire de l’enfance abandonnée en Bretagne. Qu’il en soit remercié.

 Annick Le Douget

 Docteur en Sciences humaines et sociales, Annick Le Douget, greffière au tribunal de grande instance, puis au Conseil de prud’hommes de Quimper, est une spécialiste reconnue de l’Histoire de la justice en Bretagne.

Elle a publié : Langolen, Histoire, mentalités, traditions (Fouesnant, 1999), Juges, esclaves et négriers en Basse-Bretagne 1750-1850 (Fouesnant, 2000), Femmes criminelles en Bretagne au XIXe siècle (Fouesnant, 2003), Justice de sang, la peine de mort en Bretagne au XIXe et XXe siècles (Fouesnant, 2007), Crime et Justice en Bretagne (Spézet : Coop Breizh, 2011), Une histoire du crime dans le Finistère (Paris : J.P. Gisserot, 2013).



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