Le coup du maillet à piler l’ajonc
Plozévet. 1849
Le 30 août 1822, jour de ma naissance à Mahalon, mes parents Jean Kerveillant et Anne Cabillic m’ont appelée Marie-Jeanne. Orpheline de mère dès l’âge de sept ans, j’ai été élevée par ma sœur aînée[1], puis par Corentine Kernoa, seconde épouse de mon père[2]. Ce dernier, humble journalier, ne rechignait sans doute pas à la tâche, car nous avons toujours mangé à notre faim. Habituée dès mon plus jeune âge à travailler dur, je me suis placée dès ma majorité dans des fermes à Mahalon, puis dans des communes environnantes. En 1848, j’étais domestique au village de Kerguillet en Plozévet, et c’est cette année-là que j’ai rencontré Joseph Strullu[3]. Ne me demandez pas où, car je ne le sais plus, ou, peut-être, ai-je préféré l’oublier ? Joseph, de trois ans mon cadet, garçon de ferme, s’est empressé d’aller avec sa mère voir mon père pour lui parler mariage. Celui-ci, un brave homme, a promis de me donner une dot d’un montant de cent trente-cinq francs, ainsi qu’une vache et deux ruches d’abeilles.
Quelle aubaine pour ce prétendant qui vivait dans une grande précarité ! Je m’en suis rendu compte dès le 5 février 1849, jour de nos noces, lorsque j’ai emménagé dans une maison sinistre, au village de Brumphuez. L’hiver n’était pas très rigoureux, et pourtant, sur cette petite colline exposée au vent, il faisait très froid. Comme la cheminée refoulait, la seule chaleur possible était d’origine animale, provenant de la vache que j’avais "amenée" dans mes bagages ! Faute d’étable pour l’accueillir, elle passait ses nuits dans le traon an ti ("bas bout" de la maison) en face de la porte d’entrée, et deux ou trois pierres posées l’une sur l’autre tentaient d’empêcher le fumier de couler dans la pièce que je devais partager avec mon mari Joseph, son jeune frère Louis, huit ans, et ma terrible belle-mère. Celle-ci, Anne Gadonna, veuve Strullu depuis 1841, avait mis au monde quatorze enfants, dont huit étaient rapidement partis vers un monde meilleur. Heureusement, car comment cette journalière, devenue mendiante, aurait-elle pu les nourrir ?
Quand des cultivateurs du voisinage le sollicitaient, mon mari allait faire des journées chez eux. Il passait le reste de son temps à pêcher des coquillages et à dormir. Très vite, nous nous sommes opposés. Revenant de son travail, il ne me donnait que quelques sous, bien insuffisants pour nourrir la maisonnée. Que faisait-il du reste ? Allait-il le dilapider à l’auberge ou avec d’autres femmes ? Il ne fallait pas non plus compter sur l’argent rapporté par sa mère. Les portes se refermaient devant cette vieille mendiante qui faisait peur aux enfants, et les menaces qu’elle proférait, si l’on ne lui donnait rien, prêtaient plutôt à rire.
Je me rendais régulièrement à Mahalon sous le prétexte de rendre visite à mon père. Je ne lui parlais pas des problèmes de notre couple, ni des journées où nous ne pouvions faire qu’un seul repas frugal. Mais ne reconnaissant plus cette fille qu’il avait connue si enjouée, il me donnait du pain ou du blé.
Ne pouvant perdurer, cette vie de misère s’est arrêtée tragiquement le 14 mai 1849, après seulement trois mois de mariage. Aujourd’hui, je n’ai ni faim, ni soif, et je n’ai plus à me préoccuper des problèmes du quotidien. Car je suis au ciel et si haut que vous ne pouvez me voir. Suis-je au paradis ou au purgatoire ? Je l’ignore, car monsieur le recteur a souvent dit le dimanche à l’église Saint-Demet qu’un bon chrétien, sur le point de passer de vie à trépas, devait le faire appeler pour recevoir les derniers sacrements. Le bon Dieu a-t-il voulu de mon âme alors qu’aucun prêtre ne m’a aidée à quitter cette terre ?...
[1] Marie-Jeanne avait 3 sœurs, Anne (1814), Marie-Anne (1818), Ursule (1821).
[2] Anne Cabillic est décédée le 8 janvier 1829. Jean Kerveillant s’est remarié le 27 novembre 1832 à Mahalon.
[3] Né le 29 décembre 1825 à Plozévet, fils de Joseph et d’Anne Gadonna.